Ep 2-8 Le plaisir de laisser tomber

Entrepreneurs, cadres, soyez comme les sportifs, reproduisez les mêmes gestes jusqu’à la perfection. Comme eux, vous serez un jour dépassés par un plus jeune. Vous pourrez devenir consultant pour parler de vos compétences devenues obsolètes à des cadres et des entrepreneurs.

La métaphore sportive fait des ravages. On y a tous eu droit. La DRH invite le basketteur truc ou le navigateur machin et pour 7000 Euros il vous explique comment son expérience sportive est transposable à la production de papier toilette. Pendant 23 ans, j’ai développé une certaine expertise dans un domaine qualifié de « compétence rare et stratégique ». Sur ce sujet j’ai fait deux doctorats, un soixantaine de publications scientifiques, une quinzaine de brevets et j’ai même été élu président de l’association professionnelle des experts du domaine. Et puis un jour j’ai laissé tomber , j’ai démissionné, j’ai fait autre chose.

Dans mon bureau, je me rappelle une des chercheuses de mon département qui est venue me dire que j’étais un immonde gougnafier parce que elle… contrairement à moi… elle aimait son métier et que moi je laissais ma place avec une certaine jubilation tout à fait énervante pour elle. En fait oui c’était bon. Bien meilleur que la reconnaissance de mon passé était l’excitation des découvertes futures.

L’erreur faite par cette chercheuse est de penser que, son métier, c’était l’expertise que j’abandonnais. Mon métier, ce n’était pas ça, ce n’était même pas la chimie, même pas les sciences exactes, même pas les sciences. Mon métier c’est la curiosité. Depuis j’ai fait deux fois un « laisser-tomber » sur des domaines où j’étais devenu expert. Ces petits moments d’incertitudes sont délicieux si on évite de penser à ce qu’on abandonne pour se délecter de l’immense champ de possibilités que permet cet abandon. Parfois, il ne faut pas seulement tourner la page, il faut la déchirer.

L’intelligence artificielle est un excellent moyen de laisser-tomber. Pris comme expert, le datascientist mathémético statisticien est dans la situation du grand gourou de la brique rouge : incapable de construire une maison. Il sait faire d’excellentes briques mais ne comprend rien à l’architecture.

L’intelligence artificielle c’est un moyen d’investigation et de création. En aout 2021, une mise à jour de mon ouvrage sur la créativité aux éditions techniques de l’Ingénieur contiendra un gros chapitre à ce propos. Pour bien faire de l’IA, il faut savoir pas mal de choses sur ce sur quoi on va s’en servir. Cela veut dire apprendre la chimie des chimistes, la balistique des artilleurs, la grammaire des linguistes… Sinon il y a des plateformes automatiques de datascience qui pourront aisément vous donner des résultats de corrélation entre les pommes et les poires. L’intelligence artificielle c’est une façon d’exercer sa curiosité pour les structures du monde tout en recevant de l’argent pour ça.

Et finalement, est-ce qu’être payé pour ce qu’on ferait gratuitement parce qu’on aime ça ne devrait pas être l’ultime mesure de la réussite professionnelle?